Développer? Comme vous y allez! Comme quoi, la position du questionneur est plus confortable que celle du questionné! La preuve se réfère primitivement, dans mon imaginaire, au procès, et le procès au sacrifice. Les anthropologues ont relevé de nombreuses sociétés humaines où celui qui perpétue le crime n'est pas celui qui est puni; simplement, l'auteur du forfait introduit une sorte de tension, de souillure, dans la communauté, tension qu'il faut impérativement rejeter par un rituel collectif avant qu'elle ne dégénère en vendetta généralisée. On sacrifie alors un bouc émissaire, un animal (par exemple!) sur lequel on reporte toute la culpabilité du crime.
Dans nos sociétés compliquées -soit dit sans aucune offense envers les les peuples tribaux auxquels je me référais- on désigne le coupable qui a commis l'acte; je crois qu'il s'agit encore essentiellement d'une sorte de sacrifice, il s'agit d'apaiser les victimes au fond; l'explication rationnelle consistant à envisager le procès comme une une enquête minutieuse visant à comprendre les circonstances afin d'obvier à leur renouvellement me paraît secondaire...du moins dans cette réponse! Un procès est alors un processus du partage des responsabilités; celui à qui échoit la responsabilité la plus directement liée au forfait est celui à qui le crime incombe. Celui qui a signé était-il au courant? Le commanditaire savait-il? Le criminel était-il en possession de toute sa lucidité? A-t-il été manipulé? Etait-il seul? L'entreprise avait-elle évalué tous les risques? Le procès démêlera tout ça.
Et donc, au fait! Une PREUVE alléguée lors d'un procès est un fait rapporté, pertinent, péremptoire, qui va basculer la responsabilité de la faute en la faveur du présumé ou en sa défaveur. Il ne s'agit pas tant de reconnaître ce qui est vrai ou non, que de briser une chaîne de responsabilités au niveau d'un individu qui sera le coupable. Il ne me viens hélas pas d'exemple précis, mais que l'on considère que ce procès ne se déroule pas dans un tribunal, mais au sein d'une entreprise: à l'occasion d'un dysfonctionnement on se mettra en recherche d'un coupable, une sorte de bouc-émissaire, qui portera la faute de telle manière que chacun en convienne, lui de même, même si, dans l'absolu, chacun est un peu fautif, et que le coupable porte une faute collective...Le verdict est un territoire neutre.
La différence avec le sacrifice que j'évoquais précédemment, c'est que le procès fait appel à la RAISON pour désigner le coupable, et que la dialectique du choix est parfois très compliquée...A quel point les citoyens Allemands qui portèrent Hitler au pouvoir partagent-ils la responsabilité de ses crimes abominables? On en discute encore.
Il me semble confusément qu'une preuve mathématique est semblable à un procès, sans que je ne puisse très bien étayer cette proposition. Une vérité est un territoire neutre. Jetons un oeil, par exemple, sur l'antique preuve par l'absurde de l'irrationnalité de la racine carrée de 2 (que je noterais sqrt(2) ), celle pour laquelle Hipparse de Métaponte aurait été jeté à l'eau pour l'avoir divulguée.
Supposons sqrt(2)=a/b, fraction irréductible
Alors 2b^2=a^2, donc a^2 est pair, donc a est pair.
Donc a^2 est divisible par 4; donc b^2 est pair, donc b est pair.
Contradiction.
La dialectique à l'oeuvre dans la preuve mathématique est-elle historiquement issue tant de la jurisprudence que du commerce? Il me prends parfois de le penser. La géométrie provient de l'arpentage des champs; le propriétaire du champ et le collecteur d'impôt doivent trouver un point d'accord pour apprécier la surface; c'est un procès où la raison est requise...(*)D'ailleurs, il est possible que la preuve en mathématiques se soit forgée CONTRE des contradicteurs, des sophistes qui en objecteraient les conclusions: la preuve est alors verdict! Bon, je laisse-là mes fastidieux procès! Je digresse.
Une preuve mathématique est prospective. Celle que je viens de citer n'est pas un syllogisme: un syllogisme n'est pas une preuve, mais une tautologie! La preuve de l'indénombrabilité d'un segment de R par la diagonale de Cantor a suscité, et suscite encore, de nombreuses discussions; elle a appelée une axiomatisation adéquate de la théorie des ensembles pour la rendre rigoureuse; les axiomes sont venus après! Car, bien souvent, la rigueur d'une preuve mathématique n'est pas absolue et dépend de son époque. Aujourd'hui encore, les constructivistes ont argué de quelques conséquences troublantes de l'axiomatique de Zermelo-Franckel (la plus communément utilisée, de loin, en mathématiques) pour lui contester la valeur de vérité...Mais quelle que soit l'axiomatique choisie, Gödel a prouvé que si elle est assez riche pour être intéressante, il y aura toujours des propositions non prouvables...
Dans les sciences qui ont un rapport avec la matière, biologie, physique, une preuve est rarement un fait brut: elle est plus communément une observation, dont on requiert la reproductibilité, au travers d'instruments et de préparations dont l'influence sur l'observation est litigieuse. On a opposé à Galilée que les irrégularités qu'il a relevé sur la surface lunaire étaient surtout dans le verre de sa lunette. On a commis beaucoup d'erreurs en histologie par des préparations des tissus qui en modifiaient profondément la structure. Les débuts de l'éthologie étaient en laboratoire: on connait l'histoire du hérisson qui mange la couleuvre, alors que dans la nature ces deux animaux, l'un diurne l'autre nocturne, ne se rencontrent pas. La preuve, en science, tombe sous le soupçon de l'artefact. Un procès doit faire le départ de la nature et de l'art. (oups...)
Remarquons qu'historiquement, la science a pris son essor lorsque certains ont allégués des preuves à l'encontre des dogmes aristotéliciens, que d'autres ne voulaient voir ni entendre. La preuve est l'alibi de la théorie. Mais le scientifique est juge (!). Une preuve n'est pas un fait brut, elle est pertinente dans un contexte, une méthode et un paradigme, et toujours mêlée de théorie. Combien de preuves à des théories fausses! Discuter des preuves, les théoriser, voilà la science. (Encore que maintenant, la physique, par un retournement sémantique, appelle les mathématiques pour "prouver" le fait! Elle est loin de la mécanique céleste du 19ème siècle.) Et les preuves sont de plus en plus difficiles à quérir. Quel appareillage, pour détecter les particules élémentaires devinées par la théorie! L'appareillage est théorie incarnée (Bachelard l'a souligné), il n'est plus la "démonstration", la performance, de Galilée jetant des boules du haut de la tour de Pise. La frontière entre preuve et théorie s'est estompée. En mécanique quantique classique, un observable est un opérateur hermitien dont les états sont des vecteurs propres coefficientés par des probabilités: allez faire des expériences avec ça! On a encore du mal a comprendre ce qu'est un événement en mécanique quantique, on ne sait pas bien ce que prouvent les expériences...qui sont surtout de pensée.
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(J'ai rajouté une phrase: je l'ai indiquée d'une étoile)