Je serais fort capable de me servir de l'œuvre de Picasso pour en recueillir les émonctoires. Je n'entends strictement rien à l'art sous sa forme picturale, il m'est même arrivé de confondre un Picasso avec un Brueghel l'Ancien. Je fabrique du spirituel aussi naturellement que la rétine d'un esthète fabrique du spectacle.
La seule chose que je suis en mesure de dire c'est que Walter Benjamin avait signalé, en 1936, la transformation que la reproduction mécanisée fait subir à l'œuvre d'art. Mais il déplorait la disparition de l'Aura que l'œuvre suggère et que la reproduction mutile : Malraux a néanmoins pris le contre-pied de cette thèse. Dans l'impossibilité d'établir un tableau rationnel et précis d'une production qui s'étage sur des millénaires et sur des continents, Malraux part de l'existence des Musées, cette création du XIXe siècle qui a changé nos rapports avec l'œuvre d'art. D'abord limités à la seule peinture, ces Musées vont se doubler au XXe siècle d'un immense Musée imaginaire : "les arts plastiques ont inventé leur imprimerie". Grace à celle-ci et, mieux encore, aux cinémas - à la musique - une profusion d'œuvres entrent dans la culture universelle - je gage que le signifiant populaire n'est pas très loin - et l'étudiant d'aujourd'hui en sait plus que Baudelaire, que Hugo, que Gauthier, que Labbéattitude. Avec des tableaux, des fresques, des chapiteaux, des mosaïques, des vitraux, des bois sculptés (dans des somptueuses et souvent peu connues reproductions), Malraux reconstitue le chemin des hommes, depuis les cités sumériennes, en passant par la Grèce, l'Inde, l’Extrême-Orient, la chrétienté médiévale, la Renaissance, le Baroque, l'art bourgeois, pour aboutir à notre civilisation menacée.
Cet immense inventaire fait - notamment en confrontant l'art de la steppe et les sculptures chinoises, les mosaïques byzantines et l'art du vitrail, le beau Dieu de Reims et de Bodhisattva - parsemé de ces éclatantes formules dont il a le secret ("le génie du vitrail finit quand le sourire commence"), Malraux analyse la métamorphose qui aboutit à l'art moderne. "Pour que l'art moderne naisse, il faut que l'art de la fiction finisse."
Souffrez mon cher de recevoir les salutations distinguées d'un bas-bleu qui raterait, à n'en point douter, les Tours de Hanoï. On touche ici à l'étiage critique d'une pensée qui chavire sous le poids de son maigre viatique artistique.